L'esprit de
l'enseignement philosophique
La méthode
La matière de
l'enseignement
Conclusion
Un des traits les plus importants
qui caractérisent l'enseignement secondaire français est l'établissement, au
terme des études, d'un enseignement philosophique élémentaire, mais ample et
distinct, auquel une année est spécialement consacrée. Nous n'avons pas ici à
justifier cette institution : elle n'est plus discutée aujourd'hui et n'a
jamais été battue en brèche que par des gouvernements hostiles à toute
conception libérale. Nous nous contenterons de rappeler le double service
qu'on peut en attendre.
D'une part, il permet aux jeunes
gens de mieux saisir, par cet effort intellectuel d'un genre nouveau, la
portée et la valeur des études mêmes, scientifiques et littéraires, qui les
ont occupés jusque là, et d'en opérer en quelque sorte la synthèse.
D'autre part, au moment où il vont quitter le lycée pour
entrer dans la vie, et, d'abord, se préparer par des études spéciales à des
professions diverses, il est bon qu'ils soient armés d'une méthode de
réflexion et de quelques principes généraux de vie intellectuelle et morale
qui les soutiennent dans cette existence nouvelle, qui fassent d'eux des
hommes de métier capables de voir au-delà du métier, des citoyens capables
d'exercer le jugement éclairé et indépendant que requiert notre société
démocratique.
L'esprit de l'enseignement philosophique
C'est pourquoi nous voulons que le mot liberté soit inscrit
au début même de ces instructions.
La liberté d'opinion est
dès longtemps assurée au professeur et il paraîtrait aujourd'hui
contradictoire avec la nature même de l'enseignement philosophique qu'il en
fût autrement. Cette liberté, sans doute, comporte les réserves qu'imposent au
professeur son tact et sa prudence pédagogique, c’est-à-dire en somme le
respect qu'il doit à la liberté et à la personnalité naissante de l'élève. Le
maître ne peut oublier qu'il a affaire à des esprits jeunes et plastiques, peu
capables encore de résister à l'influence de son autorité, disposés à se
laisser séduire par des formules ambitieuses et les idées extrêmes. La
jeunesse, non encore lestée par la science et l'expérience personnelle, verse
volontiers dans les doctrines qui la frappent par leur nouveauté ou leur
caractère tranchant. C'est au professeur d'aider les jeunes gens à garder
l'équilibre, en l'observant pour son propre compte.
De
même, si personne ne lui conteste le droit de faire transparaître, sur toutes
les questions litigieuses, ses conclusions personnelles et de les proposer aux
élèves, encore faut-il qui ne leur fasse jamais ignorer l'état réel des
problèmes, les principales raisons invoquées par les doctrines qu'il rejette,
et les options qui s'imposent à tout homme de notre temps.
Le sens même de la liberté doit donc le prémunir contre
tout dogmatisme. De leur côtés, c'est dans la classe de philosophique que les
élèves font l'apprentissage de la liberté par l'exercice de la réflexion, et
l'on pourrait même dire que c'est là l'objet propre et essentiel de cet
enseignement. Sans doute, il ne faut pas méconnaître la valeur intrinsèque des
connaissance qu'il va leur fournir; cependant et par la nature même de ces
études et par les bornes que l'âge des élèves y impose, elle ont surtout une
valeur éducative. En un sens elles sont nouvelles pour eux au point de les
étonner au début et quelquefois de les dérouter. Pourtant, elles ont des
attaches profondes dans leurs acquisitions antérieures, scientifiques ou
littéraires, et dans leur propre expérience psychologique ou morale. Pour une
bonne part, les jeunes gens sont donc surtout appelés à mieux comprendre, à
interpréter avec plus de profondeur ce que, en un sens, il savent déjà, à en
prendre une conscience plus lucide et plus large. En tout cas, c'est à ce
point de vue que le professeur se placera volontiers dans la période
d'initiation. Il ne faudrait pas que l'étonnement fécond qu'un jeune homme
éprouve au premier contact avec la philosophie risquât de dégénérer en
découragement. Ce doit être surtout, comme Socrate l'avait profondément senti,
l'étonnement de reconnaître qu'on ignorait ce qu'on croyait savoir, de
découvrir des obscurités et des problèmes là où l'on se croyait en présence
d'idée claires et de faits simples.
C'est dire que dans ce
domaine plus que dans tout autre, le sens pédagogique du professeur consistera
tout d'abord à savoir faire part à deux principes opposés. D'un côté il devra
être animé d'une certaine confiance dans l'intelligence des élèves et la leur
manifester. Il n'est guère ici de problème ou de conception qui soient obscurs
en soi, comme il arrive dans certaines sciences spéciales. Il dépend en grande
partie de l'habileté du professeur dans l’expression, la présentation et
l'application des idées philosophiques, de les rendre accessibles à la moyenne
des esprits, comme aussi il y a une façon rébarbative, abstraite ou compliquée
de les exposer, qui les rendra insaisissable ou du moins stérile, même pour
les plus intelligents.
Mais inversement le professeur
n'oubliera pas le peu de maturité, d'ampleur et d'expérience d'un cerveau de
dix-huit ans. Il se défiera en particulier de ce qu'on pourrait appeler la
"clarté verbale" des formules. Car, comme un enfant croit comprendre la fable
de La Fontaine qu'il sait par cœur, le jeune philosophe s'imagine volontiers
qu'il saisit l'idée parce qu'il connaît les termes. Or, si rarement les mots,
les linguistes y ont insisté, ont un sens fixe et absolu, si leur vraie portée
dépend du contexte qui les enveloppe, combien cette remarque ne vaut-elle pas
plus encore pour le langage philosophique, si imprécis quand il vient de la
langue commune, si mal fixé quand il devient langage technique.
C'est pourquoi rien n'est plus redoutable, dans
l'enseignement philosophique, que l'abus de l’abstraction. Les jeunes gens,
nous l'avons indiqué, s'y complaisent volontiers et s'en contentent
facilement. Le professeur aura donc un constant souci d'éviter tout
scolastique, tout débat sur des questions dont le sens concret, les rapport
avec l'expérience et la réalité n'aurait pas été mis en lumière. Il faudra
tâcher d'exprimer en termes familiers, ou tout au moins dans le langage de la
vie normale commune, du droit, de l'histoire, de la science positive, les
formules générales sous lesquelles la tradition philosophique est arrivée à
présenter certains problèmes. Et quand l'élève, déjà entraîné à l'emploi de
cette phraséologie philosophique et peut-être un peu fier de cette acquisition
nouvelle, viendra en user avec complaisance, il faudra s'assurer de ce qu'il
met sous ce langage spécial, l'obliger à la traduire en faits, en exemples, en
applications. Pas de faits sans idées, voilà sans doute ce qui caractérise une
culture philosophique. Mais pas d'idée sans faits, c'est la règle pédagogique
qui s'impose si l'on veut que cet enseignement soit vraiment accessible et
surtout profitable à des esprits novices.
Par suite, ce qui
apparaîtra essentiel au professeur, ce sera, plutôt que la discussion de
"thèses" et les débats d'école, la position même des questions. Elles doivent
se présenter, non comme le produit artificiel de la tradition particulière au
monde des philosophes, non comme résultant du heurt de certaines "catégories"
ou de certains partis pris décorés de quelque nom de système, mais comme
issues de la réalité elle-même, morale ou physique, et des obscurités qu'elle
présente à qui veut la rendre intelligible. Les "doctrines", lorsqu'on croira
utile cependant de les faire connaître, apparaîtront alors comme l'expression
des divers points de vue possibles sur la question étudiée. Elles aideront à
classer les idées tirées des choses même, et prendront ainsi toute leur
valeur.
Rien n'est plus propre à fausser la pensée, à
détourner de toute réflexion sérieuse, à dégoûter les esprits solides d'une
philosophie où ils ne verraient qu'une vaine éristique, que ces interminables
"revues" d'opinions diverses et contraires sur les problèmes à peine énoncés.
De telles "revues, peu instructives en raison de leur inévitable brièveté et
de l'impossibilité où l'on se trouve le plus souvent de les appuyer sur une
étude directe des textes originaux, surchargent la mémoire sans éclairer
l'esprit.
C'est pourquoi, aussi, le professeur ne négligera
pas les occasions que le programme lui offre si nombreuses, de mettre la
culture philosophique en relation avec les problèmes réels que pose la vie
morale, sociale, économique des milieux où le jeune homme est appelé à vivre.
S'il ne doit pas avoir l'impression que la réflexion philosophique se meut
dans un monde à part, sans relation avec celui de la science ou celui de la
vie, pourquoi craindrait-on d'aborder devant lui les question "d'actualité" ?
Ne vaut-il pas mieux les éclairer à la lumière sereine de la pensée
désintéressée que d'attendre le moment où elles se résoudraient pour lui dans
l'entraînement des passions, sous l'influence de préjugés sociaux, sous la
pression des intérêts, toutes causes d'aveuglement auxquelles, dans une grande
mesure, notre élève a encore l'heur d'échapper. Ce n'est nullement introduire
la politique dans nos classes que d'y parler des conditions économiques de la
vie moderne, des œuvres d'entraide et de prophylaxie sociale, de l'état
démographique de notre pays, de la crise de la natalité, etc.. A quel moment
plus favorable nos jeunes gens commenceraient-ils à acquérir le sentiment, et
un sentiment réfléchi, de leurs tâches prochaines, qu'à cet âge où l'âme est
naturellement généreuse, mais a aussi besoin d'être prémunie contre la
légèreté et contre l'utopie.
La
méthode
Le professeur est libre de sa méthode
comme de ses opinions. Les instructions présentes ne font que confirmer les
instructions antérieures : une même méthode ne peut convenir également à
toutes les questions ni à tous les professeurs. L'ordonnance du cours, les
programme le disent expressément, est laissée à la convenance du professeur.
Tel peut avoir ses raisons pour rapprocher des questions qu'un autre
dissociera, ou pour aborder son cours par un côté ou par un autre. Ce pourra
même être une pratique profitable de poursuivre parallèlement deux partie
différentes du cours, par exemple psychologie et morale, logique et
métaphysique, etc. Les élèves y trouveront plus de variété, et le professeur
plus de facilité pour certains rapprochements utiles.
La
seule exclusion antérieurement formulée, et nous devons aussi confirmer, c'est
celle du cours dicté. Mais il peut être utile de dicter doit un cours résumé
après la leçon, soit plutôt encore un bref sommaire, qui, fourni avant
l'exposé oral, permet aux élèves de bien suivre, en se rendant compte du plan
et des articulations qu'il comporte. C’est le complément indispensable du
cours librement parlé et le plus propre à économiser le temps. Un tel
sommaire, réduit à une quinzaine de lignes, pourrait même être donné
autographié aux élèves de façon à éviter toute dictée. Pour la leçon
elle-même, la méthode socratique pure aurait des avantages pédagogiques très
certains. Mais il ne faut pas oublier que c'est de beaucoup la plus difficile
à manier. Elle exige de la part du professeur des qualités exceptionnelles de
sobriété dans la parole, de fermeté et de netteté dans la pensée, de prestesse
d'esprit pour mettre à profit les réponses et parer aux objections ; en fin de
compte, elle suppose chez lui une grande autorité et une prise parfaite sur
ses élèves. D'autre part, elle ne peut convenir qu'à des classes relativement
peu nombreuses et contenant un nombre suffisant d'élèves intelligents et
zélés, capables d'entraîner le reste. Enfin, alors même que toutes ces
conditions sont réunies, c'est en tout cas une méthode lente, profitable
assurément à l'éveil des esprits, mais dont la surcharge croissante des
programmes tend à détourner de plus en plus les professeurs. Elle ne saurait
donc, malgré sa valeur théorique, être pratiquement conseillée d'une manière
générale ni sans réserves.
Toutefois, même alors qu'on en
adopte une autre, il est nécessaire de conserver quelque chose des avantages
de la méthode socratique. Même si la leçon est faite ex cathedra, le
professeur doit associer autant qu'il le peut les élèves au mouvement de sa
pensée, à l'effort d'une recherche présente. La mesure et la forme de cette
collaboration de la classe avec le maître peuvent varier à l'infini. Elle sera
plus ample s'il s’agit de problèmes de psychologie ou de morale, sur lesquels
les jeunes gens peuvent avoir ou croire qu'ils ont déjà quelques lumières.
Elle sera plus restreinte si l'on aborde des questions plus difficiles ou plus
techniques. mais il est toujours possibles et utile, ne serait-ce que pour
détendre et renouveler l'attention, que le professeur s'interrompe de temps en
temps pour s'assurer qu'il est compris et suivi. Il provoquera certains
rapprochements d'idées, fera découvrir des exemples, ou mieux encore, dans la
mesure où il sait avoir affaire à des élèves intelligents et sérieux, il
suscitera des questions et des objections. Mais jamais sa leçon ne devra
revêtir la forme d'une conférence où l'auditoire reste passif. Quelle que soit
sa façon de procéder, le professeur ne remplirait pas véritablement sa
fonction s'il ne mettait pas les élèves en état de penser réellement ce qu'il
est en train d'exposer, et ne s'assurait pas qu'ils réussissent. D'ailleurs,
il les repose de l'effort souvent difficile de suivre une pensée qui leur
vient du dehors, et l'appel ainsi fait à leur spontanéité intellectuelle leur
sera agréable autant qu'utile. En se montrant accueillant aux questions comme
aux réponses souvent naïves ou gauches d'esprits novices, en s'efforçant d'en
tirer le meilleur parti, en évitant surtout d'écarter ou de décourager par
l'indifférence ou surtout par l'ironie une tentative modeste de réflexion
personnelle, le professeur, en même temps qu'il donne une marque appréciée de
bonté, met de la vie dans sa classe ; il fait communiquer les esprits, il
développe à la fois la personnalité et le sens social des élèves, il fait
œuvre d'éducateur. L'usage d'un manuel ne saurait, en lui-même, constituer une
méthode acceptable. A s'abriter derrière un livre, le professeur perdrait son
autorité en abdiquant sa personnalité. Ce n'est donc qu'accidentellement qu'il
pourra recourir à un manuel, soit pour compléter son cours sur les points où
lui-même ne revendique aucune originalité, soit pour gagner un peur de temps.
Même dans le cas où, sous la forme d'un cours dactylographié, par exemple,
c'est son œuvre même que le professeur remettrait entre les mains de ses
élèves, cela n'irait pas sans quelques inconvénients. Il risque d'être
lui-même trop enchaîné à son texte et d'être gêné dans l'effort de rénovation
que suppose toujours un enseignement vraiment actif. L'élève, de son côté,
fort du texte sûr qu'il possède, se désintéressera souvent de ce qui se fera
en classe. Une telle pratique n'est donc favorable ni au progrès personnel, ni
à l'autorité pédagogique du maître. Rien ne vaudra jamais ici, la transmission
directe et vivante de la pensée par la parole, où vraiment les esprits
communiquent. Dans la mesure enfin où le professeur est obligé d'exposer sa
pensée ex professo, il est inadmissible que les élève ne prennent aucune note.
On se met alors, en effet, dans la nécessité de répéter sous la forme d'une
dictée trop étendue, ce qu'on a déjà dit avec plus d'ampleur et de liberté. Il
en résulte une perte regrettable de temps, et aussi de profit : car dans ces
conditions, l'élève risque fort d'oublier les développement qu'il aura
passivement écoutés sans rien dire et sans rien écrire. De la leçon, il ne
conservera qu'un insuffisant résumé dont il croira toujours se contenter.
Beaucoup de professeurs se montrent injustement sceptiques sur l'aptitudes des
élèves à prendre utilement des notes. Nous pouvons affirmer, au nom de
l'expérience, qu'au contraire tous peuvent y arriver d'une manière convenable.
Il suffit que, dès le début, le professeur y dresse ses élèves, et qu'il
conserve toujours sans l'improvisation la plus libre cette netteté
d'élocution, cet accent de la parole, cette variété de débit, tantôt plus
lent, tantôt plus rapide, suivant l'importance du développement, grâce auquel
l'auditeur pourra discerner l’essentiel de l'accessoire, et, sans
sténographier, suivre la leçon avec une fidélité intelligente. Que ces notes
soient révisées et complétées après la classes, au moment même où l'on
étudiera la leçon, et l'élève aura ainsi, sans perte de temps, une série de
véritables rédactions qui seront son instrument personnel de préparation au
baccalauréat. Ce cours, le professeur en devra contrôler d'une façon suivie la
bonne tenue. Qui dit contrôle ne dit pas correction, mais simple prélèvement
d'échantillons, surveillance constante du travail de l'élève, sans quoi les
meilleurs se relâchent. Le contrôle est une des fonctions pédagogiques les
plus essentielles, et l'on a regret de constater qu'elle est souvent trop
négligée. La lecture est ici, autant et plus peut-être qu'ailleurs, le
complément indispensable de l'enseignement. Le professeur se préoccupera de
constituer dans sa classe une bibliothèque philosophique alimentée par les
cotisations de ses élèves, et encouragera cette manifestation de solidarité
entre les générations successives. Il développera le goût de l'étude et de la
recherche personnelle. Il guidera méthodiquement le choix des lectures. La
curiosité des jeunes gens, bien qu'il faille lui faire quelque crédit, ne va
pas toujours à ce qui peut leur être le plus utile et plus assimilable. Par
leur contenu, ces lectures doivent à chaque moment être adaptées aux matières
étudiées, par leur difficulté être en rapport avec l’intelligence et le degré
de préparation de chacun. Il ne semble pas que l'interrogation doive jamais
être, dans la classe de philosophie, une simple récitation de la leçon. Le
professeur devra sans doute en user d'abord pour s'assurer que le cours a été
révisé et étudié après la classe, mais surtout qu'il a été compris et
assimilé. Une bonne interrogation est celle qui renouvelle et complète la
leçon, qui en dégage les idées et les conclusions essentielles, qui cherche à
provoquer chez les élèves des questions, des objections, une réaction
personnelle.
On peut faire une certaine place aux exposés
d'élèves : une place discrète toutefois, parce que, sur ce point, il faut
compter non seulement avec le peu d'expérience même des meilleurs, mais avec
le peu de confiance qu'un camarade inspire à ses camarades. Mais enfin ce peut
être incidemment un exercice utile, que nous ne voudrions pas plus proscrire
que conseiller sans réserves. le professeur reste juge. Il serait à souhaiter
que la sollicitation vint des élèves eux-mêmes : tel s'est personnellement
intéressé à une question et désire faire part de sa pensée ; tel autre aura
senti vivement la valeur d'un ouvrage et aimera à communiquer à ses camarades
le profit de sa lecture. On ne voudra pas décourager ce zèle intellectuel. A
l'interrogation proprement dite peuvent s'ajouter quelques exercices voisins
qui la complètent. Par exemple, on pourra mettre une question sur laquelle
tous auront à réfléchir et qui donnera lieu, à une data fixée, à un entretien,
à une sorte de dissertation orale où chacun aura son mot à dire, où peut-être
surgira une controverse en règle, dans laquelle, sous la direction et
l'arbitrage du professeur, deux protagonistes défendront leur thèse. En tout
ceci, nous ne voulons que faire sentir la variété des exercices que comporte
une classe de philosophie et qui sont propres à y apporter de la vie, à
accentuer l'intérêt direct que les élèves peuvent y prendre. Le professeur n'y
sera pas seul à parler et n'y imposera pas une pensée toute faire sans
collaboration active de ses auditeurs. l'enseignement philosophique perdrait
le plus précieux de sa valeur s'il était tenu avec indifférence et passivité,
comme une simple matière d'examen.
Les dissertations
doivent tendre à un but analogue. Les sujets en seront choisis de manière à
permettre une utilisation du cours sous un aspect nouveau, mais à en exclure
une reproduction littérale. Si, même au baccalauréat, on tend de plus en plus
à éviter la simple "question de cours" trop favorable à la pure mémoire et à
poser de préférence un "problème" philosophique nouveau qui exige
l'intervention de la réflexion personnelle et en donne la mesure, à plus forte
raison doit-il en être ainsi dans la classe. Ici, plus évidemment encore, la
dissertation ne saurait se réduire à vérifier les connaissance acquises : elle
doit exercer les jeunes gens à élaborer les idées, à les exposer avec ordre, à
composer et à rédiger.
La dissertation est la forme la plus
personnelle et la plus élaborée du travail de l'élève de philosophie. C'est là
que se mesure pleinement son intelligence. Aussi est-il nécessaire qu'elle
soit bien adaptée. C'est pourquoi, surtout dans la seconde partie de l'année,
il sera bon de multiplier les questions traitées, mais aussi pour graduer et
diversifier les difficultés, qui ne sont pas identiques pour tous. Un travail
manqué est peu profitable et il est désirable que chacun se trouve en présence
d'une tâche qu'il puisse bien faire et pour laquelle il puisse se sentir
quelque goût. Pour la même raison, il ne sera pas mauvais de "préparer" les
sujets proposés, du moins pour les plus difficiles, pour en dégager le
véritable sens et en faire sentir l'intérêt. Cette "préparation" qui est
couramment pratiquée pour bien d'autres exercices scolaires, est ici plus
utile encore. Il est très difficile de formuler un texte qui pose très
exactement la question que le professeur a en vue. A plus forte raison, les
novices peuvent-ils souvent se méprendre sur le sujet à traiter, donner tout à
fait à côté, reprendre des banalités sans intérêt, perdre leur temps à réfuter
des thèses écartées ou hors de cause, faire fond sur des postulats courants,
mais arbitraires. Le premier soin du professeur doit donc être d'éviter ces
écarts aux élèves, de leur apprendre à analyser le texte d'un problème, à
situer et à circonscrire une question. Si, à l'examen, le candidat est
abandonné à lui-même, il faut bien commencer par lui fournir la méthode dont
il a besoin pour ce moment et lui en montrer les applications. Dans
l'exécution, le professeur tiendra en main non seulement, bien entendu, à la
correction de la langue, mais à la composition, qui, en philosophie, peut
avoir un caractère plus rigoureux que dans les matières purement littéraires.
Il exigera que la dissertation repose sur un plan brièvement formulé. Il
enseignera les moyens d'introduire la question au lieu de la poser de but en
blanc : il habituera l'élève à présenter sous la forme la plus plausible et la
plus forte les thèses qu'il prétend combattre, ce qui est à la fois une
affaire de loyauté critique et la condition d'une solide discussion. Il lui
fera sentir inversement la convenance d'un attitude prudente et d'une
expression modeste dans les conclusions. S'il est déplaisant de voir des
jeunes gens de dix-sept ans trancher avec hauteur des problèmes devant
lesquels des esprits plus mûrs et plus vigoureux peuvent hésiter, ce n'est
pourtant pas une raison pour qu'ils renoncent à prendre un parti, à exprimer
avec netteté une décision cohérente à leur discussion. La modestie qui sied à
leur âge ne re^vêt pas nécessairement la forme du scepticisme et de
l'indifférence. La fréquence des dissertation pourra varier suivant les
circonstances, le nombre et la valeur des élèves, les lectures personnelles
dont ils se montreront capables. On peut approuver, dans certains cas,
l'alternance d'un simple plan et d'une dissertation en forme.
La
matière de l'enseignement
La
matière de l'enseignement n’appellera que peu d'observation : à ce point de
vue, les programmes sont assez explicites. Sur certains points cependant,
quelques explications paraissent utiles. On remarquera d'abord que, dans le
programme nouveau de la classe de philosophie, une place un peu plus étendue
est faite à la métaphysique. La brièveté de l'ancien programme sur ce point
semblait inviter le professeur à se contenter d'un minimum, bien qu'assurément
il lui restât loisible de s'entendre sur des questions, qui, de leur nature,
sont si amples. C'est avec intention, pourtant, qu'on a, cette fois, dans la
rédaction même du nouveau plan d'études, visé à mieux faire sentir cette
ampleur, en rapprochant des questions précédemment dispersées, ou en leur
rendant leur véritable caractère. Il y a sans doute une forme de métaphysique
surannée et peut-être verbale qui n'est pas à encourager, surtout auprès de
jeunes esprits. Certains professeurs, envisageant sous cet aspect cette partie
du cours, peuvent être naturellement tentés de ne lui accorder qu'un intérêt
tout historique et rétrospectif. mais nous ne sommes plus au temps où une
antithèse aiguë et radicale était établie entre la métaphysique et la science
positive. Elles nous paraissent beaucoup plutôt s'être rapprochées. le
philosophe n'est plus étranger à la science ni défiant à son égard, et les
savants, en raison même des progrès récents, ont acquis en général un
sentiment plus net et plus vif de leur science, au moment où, sans avoir
touché sa borne, elle est obligée de s'arrêter, suscite des questions que ni
l'observation ni la démonstration rigoureuse ne peuvent résoudre, et qui
pourtant s'imposent à l'esprit. La métaphysique peut donc, et doit par suite
être abordée dans un esprit parfaitement harmonique sinon identique, à celui
de la science.
Les programmes nouveaux, d'autre part, n'ont
pas cru devoir rétablir un cours distinct d'histoire de la philosophie. Les
motifs qui en avaient amené la suppression subsistent. Ce n'est pas seulement
le manque de temps, plus sensible aujourd’hui que jamais, mais c'est surtout
que l'exposition des systèmes, forcément réduite à une excessive brièveté,
perdrait par là toute valeur éducative. Sous la double influence déformante de
cette inévitable superficialité et de l'inexpérience des jeunes gens, les plus
hautes doctrines d'un Platon, d'un Malebranche, d'un Leibniz, risquaient
d'apparaître sous un aspect inintelligible ou même caricatural. Quoi de plus
fâcheux qu'une telle impression chez des jeunes gens qu'il est bon d'habituer
au respect des grandes manifestations de la pensée ? C'est dire en quel sens
doit être compris l'article du programme à option ainsi libellé : "Tableau
d'ensemble très sommaire indiquant la suite chronologique et les relations des
doctrines et des écoles. "Ce n'est à aucun degré une exposition des systèmes
qui est visée par là. Il s'agit uniquement d'un travail de coordination
historique et théorique des doctrines que le cours aura eu l'occasion de faire
connaître, mais d'une façon nécessairement tout à fait dispersée. Quant à
l'"Exposé historique d'un grand problème..., etc." il visera justement à
faire, sur un point limité, ce qu'il serait impossible de faire sur l'ensemble
de l'histoire de la pensée, et à initier ainsi, autant que l'enseignement
élémentaire le permet, les jeunes gens à ce que peuvent être dans ce domaine
la méthode et l'intérêt d'une étude historique. C'est pourquoi aussi, dans le
choix de semblables questions, le professeur soucieux de la portée éducative
de son enseignement évitera de s'arrêter à des auteurs ou à des problèmes de
second ordre. Il s'attachera au contraire à quelqu'un de ces grands noms qui
dominent un siècle et tout un mouvement philosophique, ou à telles questions
primordiales dont la solution décide de toute l'orientation de la pensée. Dans
le choix enfin de toute matière à option, le professeur saura faire leur juste
part et aux motifs tirés de l'intérêt intellectuel des élèves et à ceux qui
dérivent de sa compétence propre sur un point déterminé. Car il est utile à la
classe comme au maître que celui-ci puisse en quelque mesure donner
satisfaction à ses préférences, et continuer à une se cultiver dans une
certaine direction, en donnant par cela même aux élèves l’exemple d'une pensée
personnelle et un peu approfondie. D'ailleurs, il n'est peut-être pas inutile
de faire remarquer que, même dans cette étude particulière de problèmes plus
restreints, le professeur ne devra jamais perdre de vue l'oeuvre d'éducation
et de culture générale qui lui incombe. Il faudra donc qu'il se défie d'une
érudition qui aurait sa fin en elle-même, d'un vain luxe de nom propres,
d'indications bibliographiques ou techniques, de discussions méthodologiques,
qui ne pourraient que rebuter la grande majorité des élèves, sans grand profit
pour le développement véritable de l'esprit.
Conclusion
Telle est la conception que nous
nous faisons de l'enseignement philosophique. Développer les facultés de
réflexion des jeunes gens, les mettre en état et surtout en disposition de
juger plus tard par eux-mêmes, sans indifférence comme sans dogmatisme, leur
donner sur l'ensemble des problèmes de la pensée et de l'action des vues qui
leur permettent de s'intégrer vraiment à la société de leur temps et à
l'humanité, voilà quelle est, au fond, la fonction propre du professeur de
philosophie. Il n'en est de plus belle et il ne saurait s'en faire une idée
trop élevée ni trop large. Mais, pour la bien remplir, il faut qu'il sache
adapter une si haute ambition au sentiment des moyens modestes dont il
dispose, se mettre à la portée des esprits neufs qu'il doit mûrir, s'en faire
aimer pour les mieux comprendre et les mieux servir, gagner enfin leur
confiance par cette sincérité et cette spontanéité qui touchent si facilement
la jeunesse.
Anatole De Monzie