L'ENIGME de la FIN des des DIALOGUES
Comment comprendre l'apparent retournement de Philon dans les derniers paragraphes des
Dialogues, qui semble entériner, aux dires de Pamphile, la position philosophique de Cléanthe ?
Comment concilier la déconstruction sceptique entreprise tout au long des onze premières parties avec la conclusion de la douzième qui réhabilite l'argument du dessein ? N'y a-t-il pas une contradiction qu'il s'agirait de comprendre ?
A travers les différentes interprétations qu'on peut en faire, nous en retiendrons deux, qui ont pour vertu de montrer que cette contradiction n'est qu'apparente mais non réelle: la position finale de Philon s'accorde avec l'économie du sens des
Dialogues.
a/
Première interprétation:
Elle part de l'idée que, puisqu'il s'agit de la fin des
Dialogues, il faut considérer ces derniers paragraphes comme la conclusion générale de tout ce qui a été débattu jusqu'ici, et que Philon représente à ce moment de l'oeuvre le porte-parole de la philosophie de Hume.
Derrière ce soudain retournement théorique de Philon, il faudrait voir autre chose qu'un simple consensus aux thèses de Cléanthe, mais plutôt la confirmation de tout ce qui a été avancé jusque là. Nous avons en effet vu que l'inférence qui part de la considération de l'ordre du monde et qui va à l'existence d'un Architecte divin n'est pas formellement valide, et peut conduire dans ses conséquences à des absurdités; et que l'attribution de qualités morales à Dieu non seulement tombe sous le coup des mêmes critiques, mais surtout est remise en question par l'existence même du mal sur terre. La position de Philon peut alors se comprendre comme le fait de croire à un Dieu ou à une Cause organisatrice du monde, sans que celle-ci puisse être prouvée rationnellement et sans qu'on puisse a fortiori lui attribuer quelques qualités morales ou quelque bienveillance que ce soit.
Déjà, à la fin de la Xème partie, Philon avait consenti au fait que "
la beauté et l'ajustement des causes finales nous frappent avec une force si irrésistible que toutes les objections apparaissent [...] de pures arguties et sophismes", et à l'avant dernier paragraphe de la partie finale des
Dialogues, que si certaines conditions étaient réunies, alors on ne pouvait que partager l'idée qu'il existe effectivement quelque chose comme un dessein à l'oeuvre dans la nature. Mais encore faut-il que ces conditions soient réunies. Il les répète dans ces deux passages :
- si "
le tout de la théologie naturelle [...] se résout en une seule proposition", qui est "
que la cause ou les cours de l'ordre dans l'univers présentent probablement quelque lointaine analogie avec l'intelligence humaine";
- si une telle proposition analogique se limite à elle-même et ne peut donner lieu à "
une explication plus particulière";
- si l'on n'en infère pas quelque dessein moral ni quelque règle d'action pour les hommes;
- et enfin si cette analogie, "
imparfaite comme elle l'est, ne peut être étendue plus loin qu'à l'intelligence humaine, et ne peut être transférée, avec quelque apparence de probabilité, aux autres qualités d'esprit",
- ALORS on peut donner son assentiment qu'il existe un tel dessein dans la nature; "
si tel est bien le cas", "
l'homme le plus curieux, le plus contemplatif et le plus religieux" ne peut que "
donner un franc et philosophique assentiment à cette proposition". Philon admet donc que l'argument du dessein n'est pas faux en lui-même; ce qu'il refuse, c'est qu'on puisse le prouver retionnellement et que l'on puisse en tirer la connaissance des attributs divins et en inférer des conséquences morales comme le soutenait Cléanthe. Nous sommes loins ici de sa théologie expérimentale: la religion naturelle n'est rien d'autre qu'une croyance abstraite et incertaine, réduite à une foi dont la raison ne peut rendre compte... Car l'argument du dessein met en jeu une hétérogénéité irréductible entre le fait d'inférer l'existence d'une divinité à partir de la considération de l'ordre quasi mécanique de la nature, et celui de connaître les attributs de cette même divinité supposée ainsi que ses qualités morales.
Seul l'argument du dessein envisagé dans son sens restreint serait recevable pour tout honnête homme, à la condition expresse d'avoir à l'esprit que la raison humaine, sous peine de s'illusionner, ne peut en tirer aucune inférence.
C'est en ce sens qu'il faut comprendre qu'être "
un sceptique philosophe est, chez un homme de lettres, le premier pas et le plus essentiel vers l'état du vrai croyant et du vrai chrétien" pour Philon, la religion révélée n'étant rien d'autre qu'une sorte de spéculation abusive qui relève plus de la cosmogonie que de la religion, mais qui partage avec cette dernière le fait d'être une croyance. N'oublions pas, comme nous l'avons souligné plus haut, que cet avant dernier paragraphe a été écrit et rajouté par Hume quelques mois avant sa mort, en 1776: ce serait là son ultime message.
Dans la mesure où une telle interprétation fait de ce qui a été débattu dans les parties précédentes des
Dialogues la confirmation et la récapitulation, il n'y aurait dans ces derniers paragraphes aucune contradiction réelle dans l'attitude de Philon. Elle aurait le mérite de garantir le sens général et la cohérence interne du texte.
b/
Seconde interprétation Pourtant, l'interprétaion proposée, aussi séduisante soit-elle, ne répond pas entièrement aux problèmes que pose cette fin de texte.
D'abord, si l'argument du dessein ainsi épuré peut être recevable, nous ne voyons pas, bien au contraire, en quoi les principes de Cléanthe, comme l'affirme Pamphile à la fin des
Dialogues, "
approchent encore plus de la vérité" que ceux de Philon. Car la position ultime de Philon, comme nous l'avons étudiée, n'a rien à voir avec la théologie expérimentale sur laquelle s'appuie Cléanthe pour défendre l'idée la religion naturelle: l'analogie n'est valable qu'à condition qu'elle soit épurée de tous les arguments que les tenants d'une telle religion avançaient. Comment comprendre alors un tel décalage, voire une telle inconséquence dans la conclusion finale de Pamphile?
Ensuite, cette interprétation suppose que cette dernière partie soit en effet considérée comme la conclusion générale dans laquelle Hume nous livre sa thèse ultime: or qu'est-ce qui autorise une telle lecture ?
Enfin, que faire du plagiat des dialogues de Cicéron auquel Hume s'est volontairement livré ? Comment comprendre ces retranscriptions quasi littérales, ces correspondances, ces entrecroisements qui encadrent aussi bien le début des
Dialogues que la dernière partie ?
Il nous faut ainsi proposer une autre interprétaion, qui nous semble plus proche de l'esprit dans lequel il faudrait comprendre cette oeuvre.
Si l'on considère cette dernière partie effectivement comme la conclusion des
Dialogues, alors en effet le gain théorique semble bien mince, surtout pour
un testament philosophique. De plus, convoquer toute cette richesse argumentative, tous ces référents culturels, tous ces grands penseurs, pour en venir à dire que l'ordre de l'univers présente une certaine analogie avec les oeuvres et l'intelligence humaines et qu'on ne peut en tirer aucune inférence sur la nature des attributs divins ni aucun dessein moral, c'est ne faire que répéter ce que Hume a déjà développé dans ses ouvrages majeurs et ce qu'il a si bien fait comprendre à ses lecteurs tout au long des
Dialogues.
Il nous faut chercher ailleurs une solution à cela.
Dans une lettre datée du 8 juin 1776, à peu près deux mois avant sa mort, et adressée à son éditeur W. Strahan, Hume écrit à propos des
Dialogues qu'il voudrait faire publier : "J'y introduis un sceptique qui est en vérité réfuté et qui renonce à la fin à son argumentation - bien plus, qui avoue qu'il ne faisait que s'amuser avec toutes ses arguties; mais, avant d'être réduit au silence, il développe plusieurs sujets qui donnent de l'ombrage et qui seront jugés très audacieux et s'écartant beaucoup de la voie commune."
Nous pouvons comprendre que si le personnage de Philon "renonce" in fine à son argumentation, c'est qu'à la vérité, il n'a aucune thèse à faire valoir et à défendre, toute sa stratégie se comprenant dans l'entreprise de déconstruction opérée directement ou indirectement au cours des
Dialogues contre les tenants de la religion naturelle - critique de l'argument
a posteriori - et ceux de la religion révélée - critique de l'argument
a priori.
A la fin de la section XII de
L'histoire naturelle de la religion, Hume évoque les procédés utilisés par le sceptique Cotta dans le
De natura deorum de Cicéron, méthode que l'on retrouve à l'oeuvre chez Philon, notamment dans les argumentations des parties V à VIII des
Dialogues sur la religion naturelle:
"
Bien que certaines parties fissent peu d'effets sur l'esprit humain, d'autres y adhéraient plus étroitement; et c'était le travail principal des philosophes sceptiques qu'il n'y avait pas plus de fondement pour les unes que pour les autres. Tel est l'artifice de Cotta dans les dialogues sur la nature des dieux. Il réfute tout le système de la mythologie en conduisant peu à peu l'orthodoxe, des histoires les plus importantes, qui étaient crues, aux plus frivoles dont chacun se moquait : des dieux aux déesses, des déesses aux nymphes; des nymphes aux faunes et aux satyres. Son maître Carnéade avait utilisé la même méthode de raisonnement.".
Il faut ainsi mettre en correspondance ce qu'écrit Hume dans le
corollaire général de la dernière partie de
L'histoire naturelle de la religion avec la fin du livre VIII des
Dialogues pour comprendre ce que Hume poursuit ici :
"
Le tout est un abîme, une énigme, un mystère inexplicable. Le doute, l'incertitude et la suspension de jugement semblent les seuls résultats de notre examen sur ce sujet ". Et pour maintenir et poursuivre un tel "
doute délibéré ", poursuit Hume, il faut plusieurs conditions. Nous ne pourrions l'appliquer "
si nous n'élargissions pas notre point de vue, et si, opposant une espèce de superstition à une autre, nous ne les maintenions pas en guerre, pendant que de notre côté, les laissant à leurs fureurs et à leurs combats, nous avons le bonheur de nous échapper vers les régions calmes, quoique obscures, de la philosophie.".
Et un peu avant : "
Examinez les principes religieux qui sont en fait imposés dans le monde. Vous vous persuaderez avec peine qu'ils sont autre chose que les rêves d'un homme malade. Ou peut-être les considérerez-vous comme les jeux et les fantaisies d'un singe vêtu d'une forme humaine, plutôt que comme les affirmations sérieuses, positives et dogmatiques de celui qui se glorifie du titre d'être rationnel ".
C'est dire qu'il ne faudrait chercher dans cette dernière partie aucune conclusion, l'essentiel ayant déjà été dit - car, sur un tel sujet, il n'y a rien à conclure: il renvoie indéfiniment et perpétuellement à un débat séculaire sans fin.
Par l'intermédiaire de Pamphile, qui rapporte la teneur des discussions et qui épouse les thèses de Cléanthe, le débat sur le thème de la nature divine est à tout jamais reconduit, nous renvoyant au début des
Dialogues tout autant qu'il nous renvoie au
De natura deorum de Cicéron. Cette retranscription littérale exacte du texte de Cicéron nous montre non seulement que toute conclusion est impossible, le débat ne faisant somme toute que se répéter des Anciens aux Modernes, mais surtout que tout a déjà été dit car, fondamentalement, il n'y a jamais eu rien à en dire: le fait que ce soit Cléanthe qui l'emporte sur Philon, ou que Philon l'emporte sur Déméa n'a plus aucune importance, est secondaire, relève des arguties sophistiques et des techniques d'argumentation qui, au mieux, peuvent donner l'illusion que tel parti l'a emporté sur l'autre - la meilleure preuve en étant que Philon a renoncé de lui-même à son argumentation finale, tout comme Déméa a préféré se retirer avant la dernière partie des
Dialogues.
Il s'agit plutôt de critiquer impitoyablement tous ceux qui prétendent pouvoir dire quoi que ce soit sur ce sujet,
de s'en amuser en déconstruisant leurs raisonnements de l'intérieur, en démontrant les apories voire les absurdités auxquelles ils mènent, bref de mettre en oeuvre la ruse de la raison sceptique afin de montrer que toute argumentation s'y avère vaine et stérile. Lorsqu'on traite ce genre de sujet, qui dépasse le domaine de l'expérience sensible et qui surpasse notre entendement, on ne peut qu'en montrer les limites et la vanité, et
suspendre son jugement ...