La RUSE de la RAISON SCEPTIQUE
Il y a à l'oeuvre chez Hume une véritable "
ruse de la raison" qui
s'organise à partir de la déconstruction sceptique: mais au lieu que ce
soient les passions qui s'épuisent à la tâche et au combat comme ce sera
le cas dans la philosophie hégélienne, ce sont les arguments logiques des
interlocuteurs de Philon qui le font. Hume utilise tour à tour Cléanthe,
Déméa, et Philon lui-même pour faire valoir ses propres thèses - voir la
question des personnages des Dialogues - alors même que chacun d'eux est
convaincu de faire triompher la sienne.
Nous ne pourrions appliquer le
doute délibéré, écrit Hume dans son
corollaire général qui clôt
L'histoire naturelle de la religion, "
si nous
n'élargissions pas notre point de vue, et si, opposant une espèce de
superstition à une autre, nous ne les maintenions pas en guerre, pendant
que de notre côté, les laissant à leurs fureurs et à leurs combats, nous
avons le bonheur de nous échapper vers les régions calmes, quoique
obscures, de la philosophie".
Cléanthe et Déméa sont les jouets de
la statégie criticiste de Philon; ils sont le plus souvent porteurs
d'arguments qui vont dans le sens de la déconstruction qu'il a entreprise:
"
Je ne laisserai pas à Philon, dit Cléanthe, (et pourtant je sais
qu'élever des objections est son plaisir favori), le soin de relever la
faiblesse de ce raisonnement métaphysique" (VIIIème partie, page
167). Ainsi Philon utilise-t-il à son profit Cléanthe pour critiquer
l'argument
a priori que Déméa a exposé dans cette partie, comme il
a auparavant utilisé la médiation de Déméa pour critiquer l'argument
a
posteriori de Cléanthe, chacun des protagonistes croyant d'ailleurs
rallier Philon à sa propre cause. Mais ce qui est remarquable, c'est que
Hume utilise cette
ruse de la raison contre Philon lui-même, pour
critiquer le système sceptique, en se servant de Cléanthe dans la première
partie des
Dialogues.
Ce faisant, Philon est sur tout les
fronts, il est à la fois partout et nulle part: d'où le désarroi dans
lequel se trouvent ses interlocuteurs qui ne cessent de se tromper sur son
compte et qui, lorsqu'ils en viennent à soupçonner quelque ruse ou
trahison de sa part, se font à nouveau abuser : "
Et vous, Philon, sur
l'assistance duquel je me reposais pour prouver le caractère adorablement
mystérieux de la nature divine, vous approuvez toutes ces opinions
extravagantes de Cléanthe ?" demande Déméa, qui se trouve aussitôt
rassuré, et donc berné par Philon : "
vous ne semblez pas comprendre,
répondit Philon, que j'argumente avec Cléanthe selon sa manière et que, en
lui montrant les conséquences dangereuses de ses doctrines, j'espère à la
fin le ramener à notre opinion" (IIème partie, page 98). La ruse et
l'ironie de Philon consistent à faire croire à Déméa qu'au moment même où
il semble épouser les thèses de Cléanthe, il ne fait que venir sur le
terrain de leur adversaire commun pour mieux en faire ressortir les
contradictions et les apories et le ramener à épouser leur thèse.
D'où
un double bénéfice: il donne à Déméa l'impression de partager sur ce point
le même avis que lui, tout en montrant implicitement à Cléanthe qu'il est
de son côté. De là l'illusion dans laquelle Déméa et Cléanthe tombent,
croyant chacun avoir fait alliance avec lui: ils s'aperçoivent trop tard
que ce n'est pas le cas - ce n'est qu'aux Xème et XIème parties qu'ils
réalisent le machiavélisme de Philon, sans comprendre d'ailleurs quelle
est au juste la fin qu'il poursuit:
"
Avez-vous, Philon, dit
Cléanthe en souriant, enfin trahi vos intentions? Votre accord long
avec Déméa me surprenait bien un peu; mais je découvre que vous étiez
pendant tout ce temps en train de dresser une batterie cachée contre
moi" (Xème partie, page 183). Même révélation pour le naïf Déméa qui
ne sait plus quel est son véritable ennemi et qui confie:
"
J'ai fait
alliance avec vous, afin de prouver la nature incompréhensible de l'Etre
divin et de réfuter les principes de Cléanthe [...] Mais je vous vois
maintenant [...] trahir cette sainte cause que vous sembliez épouser.
Etes-vous donc secrètement un plus dangereux ennemi que Cléanthe lui-même
?
Et vous tardez tant à vous en apercevoir ? répondit Cléanthe.
Croyez-moi, Déméa, votre ami Philon, depuis le début, n'a fait que
s'amuser à nos dépens à tous les deux". (XIème partie, pages
203/204).
Philon est le type même de faux ami: Hume s'est manifestement
amusé à jouer sur l'étymologie du nom (philos en grec = ami) dans son
rapport à la philosophie (ami de la sagesse) à travers des amitiés
d'alliances doctrinales qui s'avèrent être des mésalliances. Car en
définitive, pour être apparemment l'ami de toutes les causes,
successivement celle de Déméa, puis celle de Cléanthe, Philon n'est l'ami
d'aucune; et s'il semble insaisissable à ses interlocuteurs, c'est tout
simplement parce que la thèse qu'il a à défendre sur sur ce sujet qui
traite de la connaissance de la nature divine est caractérisée par
l'absence même de thèse - au sens étymologique de position théorique - à
défendre, ainsi que le précise Philon à la fin de la VIIIème partie: il
"
n'a lui-même aucune position fixe, aucun lieu de séjour, qu'il soit
jamais, en aucune occasion, obligé de défendre " (page 163); et c'est
bien parce qu'il n'a en effet rien à défendre, aucune thèse à faire
valoir, qu'il est le maître du jeu: toute sa stratégie se fonde sur
l'attaque, ne vise qu'à entreprendre la déconstruction des thèses qui
visent à défendre la possibilité d'une quelconque connaissance de la
nature divine.