Les PERSONNAGES des DIALOGUES
Hume a mis en scène dans cette oeuvre, et cela à la manière des Dialogues philosophiques de
l'Antiquité - notamment le
De Natura Deorum de Cicéron -,
trois protagonistes, Déméa, Cléanthe et Philon; leurs propos sont
rapportés à Hermippe par Pamphile, pupille de Cléanthe, sous la forme
d'une longue lettre qui aurait pour fonction de rendre compte de manière
détaillée et précise des argumentations développées sur le thème de la
religion naturelle.
Pamphile nous renseigne dès le début sur les
caractères des trois protagonistes qui animeront les dialogues : il parle
de "
l'orthodoxie rigide et inflexible de Déméa", de "
la tournure
d'esprit philosophique et consciencieuse de Cléanthe" et du
"
scepticisme insouciant de Philon".
Déméa représenterait la
position du dogmatisme religieux traditionnel, mystique, Cléanthe celle du
théisme rationaliste et expérimental, et Philon le sceptique critique des
Dialogues. Certains ont voulu voir, puisque Hume s'est amusé
à utiliser comme modèle le
De Natura deorum de Cicéron, une
certaine identité avec les positions de Cotta, le sceptique, Balbus, le
stoïcien et Velleius l'épicurien; le Philon des
Dialogues
correspondrait ainsi au Cotta du dialogue de Cicéron, et Cléanthe à
Balbus. De même, il s'agirait de voir derrière ces personnages une
identité avec les modernes : Philon serait le porte-parole de Hume,
Cléanthe le représentant de Locke et Déméa symboliserait la position du
sens commun et de la tradition religieuse. A travers ces dialogues,
l'empirisme sceptique de Hume répondrait ainsi à l'empirisme rationaliste
de Locke, Déméa constituant leur faire-valoir ... Nous aurions donc les
correspondances suivantes :
Balbus
----> Cléanthe ----> Locke
Velleius
-----> Déméa -----> sens
commun
Cotta ----> Philon
--->Hume
Or une telle correspondance est des plus criticables;
d'abord parce qu'on ne saisit pas les rapports entre Velléius et Déméa;
ensuite parce que la position de ce dernier est plus complexe que celle du
sens commun: il n'est pas mystique, cherche à défendre rationnellement sa
position (voir le développement de l'argument
a priori de la IXème
partie); et enfin parce que la critique de l'argument du dessein, qui
constitue l'ossature des
Dialogues, n'existe pas en tant que
tel chez Locke ...
Dans son
Analogy of Religion (1756),
Butler avait développé des arguments qui sont les mêmes que ceux que l'on
retrouve chez Cléanthe; de même, Clarke avait tenté dans sa
Demonstration of the Being and Attributes of God (1705)
d'étayer rationnellement la preuve
a posteriori, que l'on retrouve
chez Déméa.
Aussi faudrait-il plutôt voir une autre correspondance
:
Balbus ----> Cléanthe ---->
Butler
Velleius?? -----> Déméa
-----> Clarke
Cotta ----> Philon
--->Hume
Ce triple rapport symboliserait aussi la continuité
Ancien/Modernes du débat sur la nature du divin, et par là son
inactualité, mais surtout permettrait à Hume de répondre à ses adversaires
de l'époque et de montrer la nature à tout jamais aporétique de la
question.
Or une telle correspondance s'avère insuffisante et
réductrice.
En effet, elle repose, ainsi que les précédentes, sur le
présupposé selon lequel il faudrait, pour que les Dialogues soient
intelligibles, attribuer à chaque personnages une fonction de porte-parole
de telle ou telle thèse philosophique - ainsi par exemple Philon serait
l'unique porte-parole des thèses criticistes humiennes.
Nous nous
trouvons en face du problème suivant : soit nous considérons chacun des
protagonistes comme porteur d'une thèse bien précise et définie vis-à-vis
de la question de savoir si la divinité peut donner lieu à une
connaissance rationnelle, mais dans ce cas ces personnages n'ont pas de
cohérence; soit il nous faut opter pour une autre approche du texte de
Hume, c'est-à-dire celle de l'exercice critique de la libre pensée à
l'oeuvre qui a tenu compte des réflexions de Shaftsbury et de l'exemple
des dialogues de Berkeley.
Si l'on considère en effet le seul
personnage de Déméa, tel qu'il est décrit par Pamphile, il apparaît
d'abord comme le type même du mystique religieux qui incarne la défense
traditionnelle de la religion révélée. Pourtant, il n'hésite pas par la
suite à utiliser Malebranche dans la seconde partie des
Dialogues, de même que dans la IXème partie, où il défend
l'argument a priori, il reprend les thèses de Clarke en se faisant le
porte-parole de son rationalisme mathématique, abandonnant ainsi toute
dimension mystique. Autrement dit, les personnages que Hume s'est amusé à
mettre en scène sont trop riches et complexes pour voir en chacun d'eux
les défenseurs d'une seule thèse qu'il s'agirait de faire valoir de
manière argumentative. Ils correspondent plutôt à des tendances ou, mieux,
à des sensibilités: une sensibilité religieuse pour Déméa, scientifique
pour Cléanthe et sceptique pour Philon.
Comment comprendre alors
l'utilisation que fait Hume de ses personnages ?
En 1732, George
Berkeley avait déjà fait paraître de manière anonyme
L'Alciphron, dialogues qui faisaient l'apologie de la
religion chrétienne et s'opposaient au développement des libres penseurs.
Ce que Hume va retenir de ces dialogues, c'est la finesse stratégique de
Berkeley qui dissémine ses propres thèses à travers les argumentations des
protagonistes sans qu'on puisse déceler où est au juste son propre point
de vue.
Si l'on trouve ainsi dans les
Dialogues sur la religion
naturelle des passages entiers qui font écho à l'oeuvre de
Cicéron, on en trouve d'autres qui renvoient à
l'Alciphron -
par exemple la IIIème partie des
Dialogues peut se lire en
correspondance avec le IVème dialogue de
l'Alciphron.
Ce
qui frappe à la lecture des
Dialogues, c'est la
multiplication des références culturelles classiques et modernes, les
rappels incessants de thèses possibles, et la diversité des jeux
argumentatifs, qui sont l'indice de la culture de l'honnête homme à l'âge
classique. Hume semble se délecter à multiplier les pistes et les
correspondances, à plagier les grands auteurs, ce qui lui permet de faire
des parallèles inattendus et des confrontations inédites avec effet de
miroir à la clé.
Par exemple, si l'on prend l'exposition de l'argument
du dessein dans la troisième partie, on s'aperçoit, nous dit M. Malherbe à
la suite du commentaire de R. H. Hurlbutt sur les rapports entre Hume et
les partisans de Newton, que " cette page est le plagiat d'un passage du
livre de Colin Maclaurin,
An Account of Sir Isaac Newton's
philosophical Discoveries (1748); la transcription est, pour
certaines formules, quasi littérale.
Or le paragraphe plagié est
lui-même une partie d'un commentaire libre que Maclaurin fait du
Scolie général de Newton, commentaire instruit de la
querelle du
sensorium Dei, répétant la thèse lockienne que nous ne
pouvons connaître l'essence des choses, ni de Dieu à plus forte raison, et
concluant contre Clarke qu'on ne peut connaître la cause divine qu'à
partir de l'effet qu'est l'univers.
A ce premier renvoi, il faut
immédiatement en ajouter un second: le passage copié de Maclaurin rappelle
le texte bien humien du début du corollaire général de
L'Histoire
naturelle des religions [...] En outre, de façon un peu plus
lointaine, mais l'écho ne pouvait pas ne pas être entendu au XVIIIème
siècle, l'exemple de l'oeil proposé comme modèle d'ordre et preuve de
finalité, éveille par son caractère classique une tradition qui remonte au
moins jusqu'au livre II du
De nature deorum, et communique
de plein pied avec toutes les apologies qui ont répété le discours et la
méthode de Balbus [...]
Qui plus est, la métaphore du langage reprise
par Cléanthe et appliquée aux causes finales remet en mémoire le long
passage de
l'Alciphron(IV, §7 et sq.) [...] Mais le
caractère universel de ce langage permet d'évoquer aussi bien Tindal qui
affirmait que Dieu ne pouvait parler plus clairement aux hommes que par
les choses elles-mêmes [...]
On le voit, la mémoire du discours de
Cléanthe prolifère et crée des circulations inattendues entre des ouvrages
et des philosophies qu'on aurait pu croire situées à des places bien
distinctes et, à l'occasion, fort éloignées, sur la carte de la question
religieuse ".
( Pour les rapports entre les personnages, voir la page sur "la ruse de la raison sceptique" )