Il y a peu, l’entreprise Saint-Gobain annonçait
qu' elle a "décidé de ne plus faire appel à la graphologie pour les recrutements
dans l' ensemble des sociétés du groupe". Raison invoquée pour justifier cette
décision : la graphologie "n'a pas de caractère scientifique réellement fondé".
La décision confirmait ainsi le soupçon à l'encontre d'une science qui a
longtemps fait illusion. Aujourd’hui pourtant, l'A.N.P.E. en appelle toujours à
des graphologues pour aider les chômeurs à rédiger leurs lettres de candidature.
De Saint-Gobain ou de l’A.N.P.E., bien difficile de dire qui est dans le
vrai.
Ce dilemme n’est pas un exemple unique. Dans le monde de l’entreprise,
d’autres “sciences”, comme celles héritées des techniques psychologiques ou même
psychanalytiques, à l’image de l’analyse transactionnelle, bénéficient d’un
certain crédit, alors que leur “scientificité” n’est pas pleinement assurée.
Plus largement, on constate un peu partout dans nos sociétés, un développement
de plus en plus important de “sciences” dont la scientificité ne manque pas
d’éveiller quelque doute : sciences dont l’objet est bizarre, dont les théories
font souvent l’objet d’un commerce, et qui paraissent plutôt donner le change à
la crédulité et à l’inculture scientifique qu’à un réel souci de recherche de la
vérité. Au reste, ces “sciences” reconnaissent se situer en marge des sciences
qu’elles nomment “institutionnelles” , et elles se désignent elles-mêmes sous le
terme générique de “para-sciences”. Cette persistance d’une forme de croyance à
l’heure du progrès exponentiel des “savoirs”, mieux, cet appui que trouvent ces
sciences manifestement fausses dans l’imitation de la démarche scientifique,
pose évidemment problème. Qu’est-ce au juste qu’une fausse science ? Que
signifie le crédit qu’elles peuvent trouver auprès du public ?
Peut-on
simplement les caractériser en se contentant de soutenir l’évidence qu’une
fausse science est une science qui n’est pas dans le vrai ? Ce serait un peu
court : car il arrive aussi aux vraies sciences d’être dans l’erreur, sans qu’il
faille nécessairement remettre en cause leur caractère de scientificité
véritable. Autre difficulté : ces fausses sciences ont bien souvent l’apparence
du vrai. Elles trompent plus encore qu’elles ne se trompent ; elles s’efforcent
du moins de faire illusion, parfois avec une malhonnêteté qui n’est pas
seulement intellectuelle. Avons-nous alors réellement les moyens de distinguer
entre une vraie scientificité et une fausse scientificité ? Possédons-nous un
critérium universel de science, alors même que les sciences n’ont cessé
d’évoluer et de progresser, aussi bien dans leurs résultats que dans leurs
démarches ?
Si l’on veut distinguer avec sûreté entre “vraies” et “fausses”
sciences, peut-être conviendrait-il de ne pas chercher ce critérium uniquement
dans une discussion théorique sur la vérité. Ne serait-il pas également
souhaitable de réflêchir sur les besoins auxquels doit répondre la science, sur
ceux que satisfont les fausses sciences, et sur les enjeux sociaux, économiques
ou politiques qui viennent se greffer autour de la mise en oeuvre de la démarche
scientifique?
Les haruspices romains prétendaient pouvoir prédire
l’avenir, en lisant dans le foie des animaux offerts en sacrifice aux Dieux.
Cette crédulité nous étonne, et il n’est sans doute personne aujourd’hui pour
admettre les vertus de la “divination”. Pourtant, à observer les croyances
diverses que charrie notre époque, on reste parfois ébahi devant ce qui
ressemble fort à de la crédulité ou de la superstition. Les progrès des
connaissances scientifiques, alors même qu’ils sont censés détruire les
croyances, en produit un nouveau genre assez peu orthodoxe : le genre des
“croyances scientifiques”. La crédulité la plus naïve, ou plutôt cette sorte de
curiosité scientifique qu’engendre l’ignorance, trouve aujourd’hui matière à se
contenter dans le développement exponentiel des savoirs et dans la nécessaire
vulgarisation des découvertes qui l’accompagne. Toutes les sciences ou presque,
sont désormais affublées d’un curieux doublon, contaminées en quelque sorte par
un virus phagocyteur qui les redouble bientôt en une “para-science”. Sur la
biologie, sur l’archéologie, sur la géométrie même, se sont bizarrement greffées
la para-biologie, qui développe des théories sur le “corps énergétique” ou les
“biorythmes”, la para-archéologie, qui prétend révêler entre autres les secrets
de l’Atlantide, ou la para-géométrie, censée étudier les “ondes de formes”
émises par les figures géométriques. Certains architectes, assurent même les
prosélytes de la doctrine, s’en inspireraient... Or la liste de ces “sciences”
qui constituent le monde surprenant de la “para-scientificité” est aujourd’hui
fort longue.
Par rapport aux formes ancestrales de la croyance, aux pratiques
magiques des sociétés tribales, aux formes classiques de la superstition
populaire, ces para-sciences se singularisent par une prétention à la
scientificité. A la différence de la magie, de la voyance ou des pouvoirs du
guérisseur, qui trouvent pour ultime justification la reconnaissance d’un
mystérieux “don” accordé sans raison à un individu, les para-sciences
revendiquent, elles, une forme de rationalité : il ne s’agit pas, bien entendu,
d’une rationalité rigoureusement scientifique, mais d’une rationalité qu’elle
déclare “ouverte” et à l’égard de laquelle la rationalité rigoureuse, rebaptisée
au besoin d’ “institutionnelle”, d’ “officielle”, ne laisserait pas d’apparaitre
“étroite” et un tant soit peu “rigide”. Etrange renversement à la faveur duquel
la discipline et l’auto-limitation de la méthode scientifique, deviennent en
dépit de leurs résultats, rigidité et étroitesse d’esprit. On reste évidemment
en droit de se demander si une telle revendication de rationalité “ouverte” et
de scientificité limitrophe à la science, ne serait pas un artifice pour jouer
sur les deux tableaux : bénéficier du crédit de confiance que revêt le label de
scientificité, sans avoir à fournir réellement les preuves d’où nait la
conviction. Le terme “para” connoterait alors toute l’ambigüité et la stratégie
de ce qu’il faudrait bien appeler des “fausses sciences”...
Certains,
peut-être par manque de culture scientifique, s’y font prendre. D’autres
détectent rapidement la supercherie. Mais il n’est pas facile de combattre ces
fausses sciences dès qu’elles ont sur leurs “adeptes” une certaine influence.
Des fausses sciences ont du reste toujours accompagné le développement de la
scientificité véritable. De plus, on sait que certaines sciences sont fausses,
alors qu’elles ont longtemps été considérées comme des études sérieuses. Ce fait
est exploité et sert évidemment d’argument facile : “quelle science, considérée
aujourd’hui comme fausse ne se révêlera pas vraie demain ?” . Mais que ne
justifierait-on pas avec un tel argument ? Néanmoins des sciences naissent et se
crêent sous nos yeux, sans qu’on puisse être assuré pleinement de leur caractère
scientifique. La graphologie ne fait plus école, mais qui peut dire si la
médiologie est une science promise à un long avenir ? C’est au point que la
persistance et même le développement à notre époque d’un nombre important de
sciences suspectes, posent la question de savoir si la méthode scientifique a
vraiment les moyens de s’y opposer et d’en montrer la... fausseté.
Pour les
initiateurs de la science moderne, les choses paraissaient plus simples et plus
claires. Ainsi Descartes, dans son Discours de la méthode, se fonde-t-il sur “le
bon sens” , qui est, dit-il, “la chose du monde la mieux partagé”. C’est avec
cette confiance naturelle dans la solidité de son jugement (lequel est la marque
de l’universalité de la “raison humaine”) qu’il dresse le bilan des diverses
doctrines qui lui ont été enseignées au Collège de La Flêche, et qu’il déclare
même avoir poussé la curiosité jusque vers les sciences “les plus
superstitieuses et les plus fausses”, les sciences “les plus curieuses”, “afin
de connaitre leur valeur, et se garder d’en être trompé.” Ces mauvaises et ces
curieuses sciences, ce sont par exemple l’alchimie, l’astrologie, la magie, qui
avaient déjà une réputation suspecte, en particulier auprès des théologiens de
l’époque, lesquels, par exemple, appelaient plaisamment l’or des alchimistes :
“aurum sophisticum”. Et Descartes pressent bien que l’Hydromantie, qui prétend
lire l’avenir dans l’eau, l’Oinomantie ou l’Oniromantie qui prétendent découvrir
l’avenir en étudiant , l’une le cri des oiseaux et l’autre les songes,
mériteraient d’être mieux fondées. Mais il lui faut un critère sûr, c’est-à-dire
absolument indubitale. Quelle est alors l’aune par laquelle se reconnaitra le
vrai du faux ? Ce sont les mathématiques, qui constituent ici le modèle de la
vérité à cause, dit-il, de “l’évidence et de la certitude de leurs raisons”. La
science qui se construit avec Descartes et son époque est d’abord une science
mathématique, c’est-à-dire une science dont l’évidence rationnelle est telle
qu’elle contient quelque chose d’absolument indubitable. Descartes s’étonne
qu’on n’ait pas songé avant lui à bâtir sur la base des mathématiques une
doctrine “assez solide et assurée pour mériter le nom de science” (La recherche
de la vérité). D’où la démarche méthodique qu’il propose pour édifier la science
nouvelle. La méthode généralise en les précisant les règles du raisonnement
mathématique, ne retenant d’abord pour vrai que l’absolue certitude qui
accompagne “l’évidence claire et distincte”. Une doctrine seulement
vraisemblable, et plus encore une “mauvaise doctrine” , devra donc être répudiée
comme fausse par notre lumière naturelle : “Et enfin, déclare-t-il encore dans
le Discours de la méthode, pour les mauvaises doctrines, je pensais connaitre
assez ce qu’elles valaient, pour n’être pas trompé par les promesses d’un
alchimiste, ni par les prédictions d’un astrologue, ni par les impostures d’un
magicien, ni par les artifices ou la vanterie d’aucun de ceux qui font
profession de savoir plus qu’ils ne savent”. Une fausse science, pour Descartes,
c’est donc une doctrine qui n’est pas entièrement rationnelle, ou plus
exactement, qui ne se laisse pas exprimer dans cette forme insigne de
rationalité que constituent les mathématiques.
Cette idée de Descartes n’est
pas l’avis arbitraire d’un individu. La mathématisation de la nature est un
principe cardinal de la science moderne en général. A la même époque, Galilée
pose en principe que la nature parle “en langue mathématique” . Les efforts de
Képler, Galilée, Descartes, pour exprimer sous forme d’équations des relations
réglées, c’est-à-dire constantes et nécessaires, entre les phénomènes naturels,
sont la conséquence immédiate de ce principe. La loi (mot dont le sens cesse
alors d’être uniquement juridique) devient une “règle de calcul” (Michel
Serres). La science nouvelle, la vraie science, construit maintenant un corps
organisé, cohérent et unifié, de lois scientifiques. Enoncer une loi
mathématique qui rende compte du réel, explique ses causes mécaniques, permet
une prévision stricte des effets, c’est témoigner de ce qu’on s’est enfin
débarrassé des hypothèses fantaisistes. La vraie méthode rationnelle implique
ainsi que l’on purifie l’entendement des scories de l’imagination. Il convient
même de “guérir” l’Entendement affirme Spinoza dans son Traité de la
purification de l’Entendement. Ainsi par exemple rejette-t-on fermement les
fameuses “qualités” qui étaient censées expliquer les propriétés des corps dans
l’ancienne physique aristotélo-médiévale. Elles sont trop obscures : dire comme
Diaphoirus que l’opium fait dormir parce qu’il a “des vertus dormitiques”, c’est
ne rien dire. Il n’y a de vraie physique que quantitative, débarrassée des
qualités “occultes”. Ici, la réaction de Leibniz à propos de l’hypothèse
newtonnienne de l’attraction universelle est significative : l’idée d’une action
à distance des corps, et en particulier celle d’une influence des astres sur la
terre, lui paraissait être un recours expéditif à une “qualité occulte”, un
recours à l’idée obscure d’une influence occulte sur le cours des événements
terrestres, comparable aux hypothèses douteuses des astrologues. Mais le jour où
Newton formula sa célèbre équation mathématique, il se rendit à l’évidence. On
pouvait calculer, on pouvait prévoir. L’anecdote est parlante. Elle montre
combien Leibniz avait conscience de la différence qui sépare l’astronomie
véritable des supputations de l’astrologie, toute la différence entre une
science vraie, assurée de la connaissance d’une relation nécessaire entre des
phénomènes, et une fausse science tentant d’établir par des calculs arbitraires
des relations douteuses entre la position des astres, l’âge des individus, et le
cours des événements de leur vie...
Par conséquent, on aperçoit du même coup
ce que contient aussi cette exigence d’une mathématisation du réel : c’est
l’exigence de la preuve. La preuve réclame le mathématique et le mathématique
appelle la preuve. Pour la méthode expérimentale les deux ne font qu’un. Une
démarche scientifique s’appuie sur des faits établis, mesurés et quantifiés. Une
théorie mathématique doit permettre d’anticiper une expérience précise et
reproductible, et prouve ainsi par sa fécondité prédictive sa réalité. “Science
d’où prévoyance, prévoyance d’où action” énonce même une célèbre formule
d’Auguste Comte. Les sciences donnent aussi un pouvoir effectif sur le réel.
Leur vérité se mesure aussi aux actions qu’elles permettent d’anticiper avec
maitrise et sûreté. Cette prévision n’a évidemment rien à voir avec la voyance
et la prédiction incertaine des fausses sciences. Toute démarche scientifique se
fonde sur une dialectique du fait et de la théorie qui l’installe dans le réel :
elle établit une "subordination de l'imagination au réel" (Comte). Les fausses
sciences au contraire se reconnaissent d’abord aux dérogations qu’elles
s’octroient vis à vis de ces principes. Elles pêchent des deux manières, soit
par excès d'imagination ( et c’est la fuite vers le “Pourquoi pas ?”, “Après
tout pourquoi n’y aurait-il pas une vie psychique du végétatif ? Une sensibilité
des plantes à la musique ?”...) soit par défaut de vérification ( d’où les
nombreuses théories sur les extra-terrestres et les fameux objets
“non-identifiés”). Mais là aussi, hélas, les deux ne font qu’un...
Les
fausses sciences ont donc souvent l’allure de sciences un peu bizarres,
marginales et obscures. Elles intriguent et font souvent sourire. Elles
cherchent trop souvent à séduire. Elles sont contraintes d’en appeller à “l
'ouverture d'esprit” pour chercher des possibilités mystérieuses “au delà du
rationnel strict” ou du communément observable, vers ce qu’on nomme aujourd’hui
le “para-normal” . Comme si le rationnel et le vérifiable ne constituaient pas
un langage assez clair, comme si la raison n’était pas le langage le plus ouvert
qui soit parce que le langage visant l’universel. La recherche scientifique
semble pourtant ouverte à la discussion et à la confrontation des points de vue.
Travaux d’équipes, débats, discussions d’articles, colloques et rencontres
constituent les moeurs habituels des savants. Ici, pas d’”adeptes”, d’”initiés”,
ni de langage qui ne puisse être déchiffré par qui s’en donne la peine. En se
fondant sur l'universalité de la raison, les sciences produisent des évidences
claires et distinctes qui s'imposent finalement au jugement commun et au "bon
sens". Et par conséquent, il faut d’abord rappeler cette réponse de la
rationalité scientifique à toutes les fausses sciences, qu’en premier lieu la
distinction entre une vraie science et une fausse science se fonde sur cette
évidence si simple : le vrai se reconnait de
lui-même...
Malheureusement, les choses ne sont plus tout à fait si
claires ni si évidentes de nos jours, qu’elles l’étaient aux fondateurs de notre
science. C’est qu’il ne s’agit plus aujourd’hui de nous en tenir au niveau des
seuls principes. Après trois siècles de développement constant, les sciences ont
derrière elles une histoire déjà longue. Les sciences “vraies” ont parfois
commis bien des erreurs et leurs “évidences” les plus fermes ont été remises en
cause. La limite entre les vraies et les fausses sciences en est devenue
mouvante et fluctuante, en tous cas moins tranchée que cette opposition claire
du certain et du douteux que l’on rencontre dans l’idée cartésienne de la
science. Entre les deux s’est ouvert une brèche : celle du probable, zone
trouble où les sciences elles-mêmes deviennent un peu fausses et les fausses
sciences par contre-coup sans doute moins improbables. Quelle science au fond
n’est pas fausse ? Quelle science par conséquent ne serait pas un peu vraie ?
Jusqu’à Pasteur, l’hypothèse de la “génération spontanée” conserve quelque
prestige parmi les savants; et il faudra longtemps avant que la biologie se ne
débarrasse du fameux “principe vital”, vieille subsistance de l’animisme. La
liste des erreurs scientifiques serait même étonnemment longue, puisque toute
découverte scientifique sur un quelconque phénomène contient par nature
l’invalidation des explications antérieures sur le dit phénomène. Les sciences
ne progressent en fait qu’en rectifiant constamment leurs erreurs. Ce qui
signifie qu’elles se trompent, qu’elles sont toujours confrontées à l’erreur,
que la recherche est un effort incessant pour tenter d’échapper aux erreurs du
moment. Certaines sciences, comme la physiognomonie, qui établissait des
analogies téméraires entre les formes des têtes animales, l’aspect des visages,
et les caractères individuels, ont finalement été abandonnées. Mais ce qui
parait encore plus grave, c’est que cette suite d’erreurs rectifiées qui
constitue le progrès scientifique, est parfois loin d’être une avancée continue
produisant peu à peu une somme de résultats acquis et définitifs. Le siècle de
Newton, ébloui par sa Mécanique Céleste, s’est bien moqué des fameux
“tourbillons de M. Descartes”. Et pourtant, la théorie de la relativité
généralisée a non seulement montré les limites du système de Newton, mais
l’astro-physique en découvrant les galaxies a redécouvert les tourbillons
célestes. “Quelle vérité, si ferme et si assurée ne sera pas remise en cause
demain ?” risque-t-on effectivement de se demander. Même la géométrie d’Euclide
nous semble désormais bien peu absolue. C’est une axiomatique possible parmi
d’autres. Et le théorème d’incomplétude de Gödel a ruiné l’espérance d’une
auto-fondation absolue des systèmes axiomatiques. Les sciences mathématiques
nous apparaissent donc plus relatives. Comment oser parler dans ces conditions
de “vraies sciences” ? De quel droit dénier aux “fausses sciences” leur
prétention à un effort “ouvert” de recherche ?
L’histoire des sciences a, du
reste, conduit les épistémologues et les philosophes des sciences à établir des
degrés de scientificité. Ainsi a-t-on distingué entre les sciences de la nature,
qui expliquent avec exactitude les phénomènes en rendant compte intégralement
des causes, et les sciences humaines, qui sont contraintes devant la complexité
de leur objet (l’homme) d’interprêter en présentant les motifs premiers d’un
comportement ou d’une action. L’histoire, la sociologie ou l’économie, ne sont
donc pas des sciences au même tître que la physique ou la chimie. En témoigne
les difficultés de prévision que l’on y rencontre, signes qu’elles ne peuvent
évacuer l’influence des “aléas”. Ces sciences ne pêchent pas par manque de
méthode scientifique, mais elles sont parfois comparables à la météorologie :
sans doute les faits y sont-ils observés scientifiquement, mesurés et
quantifiés, sans doute les modèles explicatifs y sont-ils élaborés
mathématiquement (au besoin à grand renfort d’informatique), mais il suffit d’un
“aléa” imprévisible pour perturber le système tout entier. L’incertitude
s’installe petit à petit au coeur même des résultats. Ce n’est donc pas
seulement parce qu’elles se trompent que les sciences sont incertaines. Il
semble qu’à bien des égards l’incertitude habite aujourd’hui la vérité
scientifique elle-même. Ce paradoxe a même gagné les sciences de la nature.
Ainsi Heisenberg a-t-il même établi pour la physique des particules, de célèbres
relations d’incertitude : “on ne peut déterminer exactement la vitesse et la
position d’un électron gravitant autour d’un noyau atomique”. La loi
scientifique, à ce niveau atomique, n’exprime plus alors un rapport objectif
entre deux phénomènes naturels ; elle exprime un certain rapport de
l’observateur au phénomène, elle est “un rapport de rapport”, une loi exprimant
une probabilité sur la base d’un calcul statistique. Les lois de la physique
quantique sont des lois de nature statistique, comme déjà celles de la
thermo-dynamique. Un physicien ne peut pas connaitre d’avance la puissance
exacte d’une réaction nucléaire : personne ne sait d’avance la puissance exacte
d’une bombe nucléaire. On a, par conséquent, assisté au cours du siècle à “une
décomposition du principe du déterminisme”, écrit Heisenberg dans son ouvrage La
nature dans la physique contemporaine... C’est l’ensemble des théories
scientifiques qui en parait un peu moins sûr. Mais si les savants reconnaissent
être ébranlés jusqu’aux fondements de leur certitude, alors comment répondre aux
fausses sciences ? De “fausses sciences” ne pourront-elles à leur tour arguer de
cette incertitude pour faire valoir leur recherche sur les phénomènes les plus
incertains, les plus paradoxaux, les plus “para-normaux”? Que répondrons-nous à
la para-physique, lorsqu’elle prétend pouvoir développer des théories sur le
continuum entre psychisme et matière ? Lorsqu’elle formulera l’hypothèse d’ une
vie psychique des particules sub-atomiques ?
Faut-il même pousser plus avant
le paradoxe et soutenir, avec Paul Feyerabend et son scandaleux Contre la
méthode, une “théorie anarchiste de la science” ? D’après lui, les grandes
avancées de la connaissance scientifique n’ont été possibles que parce que des
penseurs ont transgressé les règles méthodologiques communément admises. “Toutes
les méthodologies ont leurs limites, et la seule “règle” qui survit, c’est :
”tout est bon!”, affirme-t-il. En maniant avec plaisir la provocation,
Feyerabend va jusqu’à affirmer que la démarche scientifique ne suit finalement
aucune méthode absolue, que la conviction scientifique n’est souvent que le
fruit d’une propagande, que la science n’est qu’une forme de pensée parmi
d’autres, pas plus pertinente que le mythe. Les théories scientifiques seraient
“incommensurables” les uns aux autres et valables seulement à l’intérieur de
systèmes de croyance, à l’intérieur d’une idéologie dominante. La science
deviendrait dès lors l’expression occidentale d’une forme particulière de
rationalité, la science “occidentale”. Cette forme de rationalité serait
l’émanation d’un pouvoir économique, d’une tyrannie particulière d’un système
économico-techno-politique. Qui pourrait dès lors reprocher aux sciences
“parallèles” de vouloir y échapper ? Les para-sciences ne seraient-elles pas
tout au contraire à l'avant-garde de la recherche ?
Mais nous ne pensons pas
qu’il faille pousser jusque là le paradoxe.
Il est vrai que les sciences
évoluent, se transforment, que les résultats de la recherche sont parfois remis
en question. Mais on ne peut en conclure à une relativisation complête de la
vérité, à la faveur de laquelle le vrai et le faux seraient inter-changeables
selon les époques ou les lieux, donnant ainsi prise aux arguments des fausses
sciences. L’évolution des sciences est une évolution dialectique : elle procède
par erreurs rectifiées. Certains résultats sont alors plutôt dépassés que niés,
en un sens ils demeurent vrais. Les méthodes se précisent, la recherche
s’approfondit en se remettant en cause. Peu à peu la grande majorité des
résultats restent acquis, indépassables. Mais ce serait un signe de fausseté de
tenir ces résultats pour définitifs et de ne pas continuer de chercher à les
affiner en prétendant instituer une science immuable. Des résultats qui
n’évoluent pas, des théories figées, anhistoriques, ce sont au contraire des
marques sûres de tromperie.
L’histoire d’une vraie science est au contraire
indéfiniment progressive. Jamais une recherche scientifique ne parviendra à
épuiser son objet, jamais une vraie science ne sera achevée. C’est pourquoi
l’objet scientifique a été appelé par Kant “l’objet transcendantal = X”. La
dénomination veut marquer le fait que toute recherche scientifique ne cesse de
développer des séries d’approximations sur un objet dont le caractère
problématique, énigmatique se renforce au fur et à mesure de son explication.
Jamais la biologie ne parviendra à connaître pleinement et définitivement le
fonctionnement du vivant, et même le progrès des recherches ne fait qu’épaissir
l’énigme, en rendant de plus en plus complexes les systèmes explicatifs. Plus le
savant connait, plus il découvre qu’il ne sait pas. Cela signifie bien,
qu’absolument parlant, toute vraie science est en un sens fausse. Mais cela ne
signifie pas que la vérité soit relative et la raison particulière, puisque
précisement pour continuer de rechercher il faut être réglé a priori sur une
idée absolument vraie de l’objet scientifique, laquelle est l’expression même de
l’universalité de la raison. Les épistémologues, après les philosophes, tentent
de mettre au jour les critères permettant d’affirmer que telle discipline est ou
non une science, et de décrire la méthodologie nécessaire pour qu’une démarche
puisse être qualifiée de scientifique. De ce point de vue, il peut paraître
pertinent de rappeler le subtil critère énonçé par Karl Popper dans La logique
de la recherche scientifique (1935). C’est le “critère de démarcation” (ou de
“falsifiabilité”). Popper part d’une critique de la valeur de l’induction. La
logique inductive ne peut atteindre ni un certain dégré de véridicité, ni un
certain degré de probabilité : “les théories scientifiques ne sont (...) jamais
vérifiables empiriquement” . La confirmation que peut en effet apporter une
proposition expérimentale à une proposition théorique n’est jamais inductive de
vérité : une conséquence vraie peut découler de prémisses fausses (Popper se
fonde ici sur la loi de l’implication, d’après laquelle “le faux implique le
vrai est valide”). Popper abandonne donc la voie positive de la confirmation
pour prendre la voie négative de la réfutation : l’expérience peut réfuter la
théorie, elle ne peut jamais la confirmer. C’est ce que Popper nomme
“réfutabilité” ou “falsifiabilité”. D’après ce critère, la démarcation entre un
énoncé scientifique et un énoncé non-scientifique devient parfaitement clair.
Sans doute les fausses sciences ont-elles parfois des “preuves” à faire valoir.
Mais ce qui caractèrise un énoncé pseudo-scientifique, c’est de ne pas être
“réfutable”, c’est-à-dire de ne laisser aucune possibilité de le remettre en
question, par l’observation ou par l’expérimentation. Ainsi, dire : “il existe
quelque part un serpent de mer préhistorique vivant” n’est pas un énoncé
scientifique, car l’énoncé n’est pas réfutable. A l’inverse, un énoncé
scientifique est réfutable mais pas réfuté : “il y a des éléphants au zoo de
Vincennes”. Popper se fondait sur ce principe pour critiquer la scientificité de
la psychanalyse ou de la dialectique marxiste, qui ont toujours réponse à tout.
Une vraie science n’est pas une science omni-sciente, c’est une science qui a
parfaitement conscience du caractère approximatif de ses théories, et qui pour
en rectifier la fausseté s’efforce de rechercher des expériences susceptibles
d’invalider tel ou tel pan de la théorie. Une fausse science est a contrario une
science incapable de produire les conditions d’une falsification, c’est une
science qui a toujours réponse à tout, à toutes les formes d’objection qu’elle
interprète alors comme une résistance à la théorie ou refus idéologique. La
subtilité du critère de Popper tient à ce qu’il montre que la vraie science est
celle qui se trompe et s’enrichit constamment de ces erreurs, tandis que la
fausse science campe sur ses positions, sur sa théorie figée en prétendant
qu’elle dit vrai. Mais la possibilité de rencontrer le faux est une marque de
recherche du vrai.
La subtilité du critère de Karl Popper permet ainsi de
donner une réponse inattendue à la question : “qu’est-ce qu’une fausse science
?”. Une fausse science est une science qui prétend arbitrairement être vraie,
qui s’enferme dans sa pétition de vérité et refuse par conséquent de se
soumettre à l’épreuve de la contre-vérité. A l’inverse, il faut dire qu’une
vraie science est une science qui se sait fausse, et c’est pourquoi elle cherche
toujours à élaborer des expériences susceptibles non de corroborer ce qu’elle
sait déjà, mais au contraire d’invalider ce qu’elle sait. Cette attitude ne fait
qu’un avec l’effort de recherche et de rectification qui caractèrise l’attitude
réellement scientifique. Une “vraie science” n’est pas une science qui ne se
trompe pas, mais une “fausse science” est une science qui prétend ne pas se
tromper. La vraie science est consciente de sa vérité, et s’efforce en
conséquence d’opérer dans ses approximations de la vérité le maximum de
vérifications possibles. La fausse science est celle qui a autre chose en vue
que le vrai et s’efforce d’occulter son rapport mensonger à la vérité.
On
découvre ainsi qu’une fausse science n’est pas seulement fausse au sens où elle
énoncerait bel et bien des contre-vérités, où elle énoncerait des erreurs. Une
fausse science est aussi une science fausse, c’est-à-dire globalement faussée, à
la fois par un défaut de scientificité dans la démarche, mais aussi et surtout
par une intention plus ou moins honnête, par un dessein trompeur et hypocrite.
Les fausses sciences ne recherchent pas la vérité, elles jouent de nos
ignorances, de nos angoisses, et s’appuient sur notre crédulité. Leur dessein
est toujours extérieur à la science : en témoignent leurs victimes, manipulées à
des fins commerciales, escroquées et même parfois poussées au suicide. L’église
de scientologie, qui joue sur le double tableau du scientifique et du religieux,
est devenu un holding multi-national dont les techniques sont analogues à celle
des sectes : elle déclare à ses membres que leur corps n’est qu’un simple
véhicule destiné à des entités inter-galactiques, les “Thétans”. Mais la force
immense de ces Etres est contrariée par les “engrams” dont on détecte la
présence en chacun grâce au fameux lecteur électro-psychosique ou lecteur E
(inventé par le fondateur “génial” et d’ailleurs multi-milliardaire de l’Eglise,
Hubbard). Il faut alors une méthode appelée “Audit”, combinaison de
psychothérapie et de confessions pour guérir de ses “Engrams”... Les techniques
de manipulation sont opérantes et bon nombre d’”adeptes” faibles ou troublés
sont bientôt disposés à donner leur argent pour trouver un illusoire bonheur.
Les sectes trouvent ainsi dans l’expansion de ces fausses sciences un soutien
pour leurs techniques de manipulation.
Mais il n’y a pas que les sectes qui
transforment les individus en victimes des “vérités” qu’elles énonçent. D’une
façon plus générale, il y aurait lieu de s’interroger sur les enjeux sociaux et
politiques des doctrines les plus officielles. Il convient de souligner combien
de desseins, parfois plus pernicieux et plus dangereux encore que ceux des
sectes, peuvent fausser la stricte perspective scientifique. Il n’est pas
nécessaire d’être membre d’une secte pour avoir l’esprit sectaire. L’histoire de
notre siècle a montré combien les influences idéologiques sur les théories
scientifiques étaient porteuses de périls. N’est-ce pas aux pires régimes
politiques qu’il revient d’avoir tenté de fausser la vérité au nom de la
politique? N’est-ce pas en plein régime stalinien, que le biologiste Lyssenko a
soutenu la théorie de la transmission héréditaire des caractères acquis, pour la
plus grande gloire de l’Union Soviétique et de la “science marxiste” : cette
hypothèse, dont on a montré depuis la fausseté, a cependant fourni une
justification inespérée au régime, qui dans le même temps transformait des
masses d’hommes en esclave du travail, mais d’un travail promu, par la
conjonction soudaine d’un postulat de la philosophie marxiste et d’une preuve
administrée par une biologie irréfutablement scientifique, au rang incontestable
de “formateur”. Ainsi encore l’idéologie nazie et le système de propagande mis
en place par les thuriféraires du régime d’oppression et de terreur, ont-il
favorisé l’essor d’une biologie raciale absurde et infondée. Et l’on se souvient
qu’Hittler et ses complices refusaient l’idée de l’universalité de la science et
opposaient à la science “judéo-libérale” la science “nationale-socialiste”.
Comme si la vérité étaient finalement relative, relative à l’idéologie dominante
ou au système politique en place, c’est-à-dire comme si la vérité n’étaient que
l’expression des plus forts, la conception au service du pouvoir en place et
destinée à faire illusion.
Il serait sans doute naïf d’affirmer que le
développement des sciences dans les sociales-démocraties contemporaines soit
pour sa part exempt d’enjeux techno-économiques, et même politiques. Les
sciences restent des instruments de pouvoir et de domination. Elles aident à
maîtriser la nature, elles contribuent parfois à contrôler les hommes. Même dans
les régimes de liberté, les sciences sont détournées du but qu’elles s’assignent
: la recherche pure et désintéressée d’une vérité nécessaire au progrès de
l’humanité. Il reste qu’une vraie science sera celle qui s’efforcera de
rechercher honnêtement et sincèrement une vérité commune, parce que librement
reconnue par chacun. La “Cité scientifique”, comme la nomme Gaston Bachelard,
cette communauté internationale formée par les savants qui participent à la
recherche du vrai, est nécessairement une cité démocratique. Elle se fonde sur
ce principe ultime des vraies sciences, qui pose que la vérité n’est pas le
règne oppressif et momentanné des opinions les plus fortes, mais l’émergence
progressive de la raison universelle.
Qu’est-ce qu’une fausse science ?
Une idée claire et distincte de la scientificité, qui permettrait de
différencier avec assurance les vraies sciences des fausses sciences, est
peut-être moins aisée à produire aujourd’hui qu’à l’époque de Descartes et de la
scientificité naissante. Les fausses sciences en copiant les méthodes
mathématiques des vraies sciences ont renforçé leur puissance d’illusion.
L’histoire des sciences est venue quant à elle montrer que le vrai et le faux ne
peuvent être pensés dans une opposition rigide et unilatérale. Il reste qu’il
existe des fausses sciences, dangereuses et qu'il faut combattre. C’est
pourquoi, contre un certain nihilisme de notre époque qui soutient qu’au fond la
recherche de la vérité produisant l’effort véritablement scientifique, ne serait
qu’une tyrannie parmi d’autres, nous croyons nécessaire d’affirmer que les idées
vraies sont plus fortes que les pouvoirs oppressifs et nous voulons garder foi
en la puissance de la vérité. Les fausses sciences mènent toujours à
l’oppression, les vraies sciences seront toujours celles qui conduisent vers la
liberté.
Hubert Carron